Mégot mégot petite mitaine

Côté, Johanne Alice, Mégot mégot petite mitaine, Éditions Triptyque, Fonds (fiction), 2008, 131 p.
Prix : 
18 $
ISBN : 
978-2-89031-633-1

Que voit le promeneur, les yeux baissés, lors de ses déambulations urbaines? Un mégot, encore un mégot, une petite mitaine... Que peuvent bien nous raconter ces objets abandonnés, ces laissés pour compte au fil du trottoir ? Les nouvelles rassemblées ici nous entraînent dans des univers tantôt poétiques, tantôt réalistes, où des êtres en crise cherchent ardemment leur place et doivent se battre contre la pauvreté spirituelle de leur milieu et son indifférence.

L’écriture de Johanne Alice Côté nous garde au plus près du coeur de ces femmes qui espèrent, se trompent, s’exaltent, brûlent d’une flamme qui émeut – et fait rire parfois. Perte des illusions, solitude, rapport difficile à l’éducation, à la famille, désir d’expression, appel de la nature, longue route de retour vers l’héritage autochtone, voici quelques-uns des thèmes qui habitent ces nouvelles solidement construites et liées entre elles dans une progression puissante.
 

 

[extrait 1]

Les seins, pièces maîtresses, se détachent de la carcasse, se gonflent, s’élèvent et flottent un moment dans le plasma des souvenirs; des filaments lumineux ondulent sur leur pourtour et, telles des méduses, les deux glandes astrales voguent et viennent se plaquer sur le miroir de la salle de bain, le grand sanctuaire maternel.
 

[extrait 2]

 

Mon enseignante de troisième année lisait souvent mes compositions devant la classe. Madame Blanche, il me semble maintenant, voulait donner des ailes à ma plume. Elle paraissait si fière de moi – je ne pouvais pas la contredire, elle savait tant de choses ! – alors la fierté me gonflait aussi. Jusqu’au jour où l’erreur a crevé notre bulle. J’avais mentionné, dans la biographie de ma perruche, qu’il y avait dans sa cage un os de seiche. Je savais ce que c’était, j’avais lu l’emballage et cherché la définition dans le dictionnaire : « Mollusque céphalopode à coquille interne en forme de bouclier (...) On met dans les cages des os de seiche pour que les oiseaux s’y aiguisent le bec. » (Petit Robert). Mais Madame Blanche avait rayé ce mot en rouge et écrit à la place : « desséché ». Un os desséché. Je n’ai rien dit à personne. J’ai accepté cette faute dans ma rédaction et j’ai perdu confiance en ceux qui ont l’air confiants.

Mes parents au moins ne frimaient pas. Ma mère ne comprenait rien à la nouvelle méthode du Sablier qui enrobait les verbes dans des nuages de couleur, et notre façon percussive et crachotante d’épeler les mots en décortiquant les sons plutôt qu’en nommant les lettres la faisait crouler de rire. Mon père s’en mêlait, se mettait à chanter C’est en revenant de Rigaud Ha hi Ta pout ta prout, et quand il se nommait au téléphone, il disait Hérard et parfois, s’il se forçait, il prenait des chemins de grenotte et mangeait des pylônes de poulet. Ça me gênait. Mais c’étaient mes parents, je les aimais et je n’allais pas essayer de leur en montrer.

Fin de la genèse de la vie littéraire d’Hélène H.

La date de tombée approche. La date de tomber approche. Ô esprit de Virginia Woolf, ô souffle de Jeanne Flemming, descendez sur moi. Aidez-moi à composer mon exposé oral. J’ai cette idée qui germe... je vais me mettre en scène dans La mort de la phalène. Je déteste les exposés oraux. Je serai intègre.

 

 

22 novembre

Mort de la phalène, de la folle Hélène. Fi faille feu foum.

Dans trois jours. Explosée orale. O-ral-bol.

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Je n’ai pas vu apparaître Jeanne Flemming à la sortie de la bibliothèque. Je déblatérais contre ceci ou cela. Mon jeune interlocuteur s’est montré d’un tact absolu en reformulant ce que j’avais dit pour m’aider à me dépêtrer de ma déclaration monstrueuse. Monstrueuse, je ne sais pas, en fait, j’ai oublié ce que j’ai dit. Je ne retiens que cette sensation misérable : un jour j’ai voulu teindre en rouge des gants de chevreau. Au contact de l’eau chaude, les gants magnifiques se sont ratatinés, transformés en deux petites choses gélatineuses, dégoûtantes. Aplatie au mur du corridor, j’ai subi la métamorphose du gant de chevreau, par le pouvoir maléfique de ma propre parole. Je crois que j’ai dit du bout des lèvres une grossière généralité : la théorie m’ennuie. Premièrement, c’est faux ! Je suis poussée à dire ce genre de choses en présence d’une personne trop sûre de sa passion, comme cet étudiant allumé qui cherchait à m’édifier avec ses Pensées de Pascal. Évidemment, c’est ce moment qu’a choisi madame Flemming pour passer. Trois sourcils se sont levés successivement : celui de l’étudiant qui a vu madame Flemming, celui de madame Flemming qui a entendu mon commentaire, et pour clore la chaîne, mon propre sourcil, éperdu, désespéré. Je voyais se disperser toutes les possibilités d’atomes crochus que je m’étais efforcée de rassembler lors de nos deux minutes de conversation la semaine dernière. J’ai baragouiné pour me reprendre que c’étaient les exposés des étudiants qui m’ennuyaient, enfin, pas tous, quelques-uns, parfois, bla bla, au secours, au secours.

Le jeune homme a dit que lui-même n’avait pas toujours trouvé les exposés très pénétrants et qu’il apprenait peu de ces interventions, non que les siennes fussent meilleures, mais il préférait de loin écouter discourir le prof même s’il admettait que c’était bon pour les étudiants d’avoir la chance de s’exercer à prendre la parole devant un public. Sujet clos. Mais comme je me noie, j’attrape la perche et je renchéris : je ne pense pas non plus que j’aurais très profondément pénétré mes collègues avec mon exposé. C’est bien pour cette raison que j’avais déjà prévu de ne rien préparer et d’utiliser mes dix minutes pour oser une expérience...

Me voilà à nouveau en chute libre, racontant tout à trac, à ce gentil garçon de plus en plus perplexe, cette fantaisie intime que j’élaborais à propos de la mort de la phalène. Et tandis que je m’entendais m’embrouiller, incapable d’interrompre mes acrobaties débiles, Jeanne la flamboyante, entourée de ses émules, s’éloignait sur le fil d’une discussion, en parfaite équilibriste.

 

[...à suivre]