Gomme de xanthane

Laverdure, Bertrand, Gomme de xanthane, Éditions Triptyque, Fonds (fiction), 2006, 193 p.
Prix : 19 $
ISBN : 978-2-89031-554-1

Le personnage principal de ce roman est un poète. Son éditeur, plutôt aigri, le somme de pondre un roman en trois mois. Cette gestation romanesque aura pour conséquence de chambouler sa vie, constamment suspendue entre la réalité et la fiction. La composition de ce roman deviendra en soi un roman d’apprentissage. Les épreuves rencontrées: aborder un mentor compatissant et confronter Johanne Geddel, une ancienne idylle ressurgit du passé. Ses préoccupations: la méditation claviéristique et les illusions perdues. Du côté de la fiction proprement dite, on découvre Danny, un violeur gérontophile…

La gomme de xanthane est un additif alimentaire qui augmente la viscosité des produits liquides sans les gélifier. Gomme de xanthane lie la banalité du quotidien à l’imaginaire, entremêle habilement les narrations et nous convie, non sans humour, au cénacle des poètes québécois.

 

[extrait]

 

En une fraction de seconde, le monde prit tout à coup l’apparence d’une grande marmite laide dans laquelle on ne ferait bouillir que notre amour-propre et nos bonheurs.

J’étais père, moi, de qui, de quoi, comment, pourquoi?

Port Colborne commençait à m’agacer. Je perdis, pendant quelques minutes, l’usage de la parole. Mon roman me sembla soudain une crotte de chien séchée perdue entre un pissenlit rabougri et une cannette de Dr. Pepper vide.

Je sentis au même moment qu’un processus biochimique ou qu’une ruse de la nature allait avoir un jour raison de mes craintes et de mes appréhensions. Le meilleur brainwashing qui soit, celui de la nature, de nos organes, des tissus de notre esprit, des enzymes, des protéines qui composent notre corps, amorçait son ouvrage. Je n’allais pas tuer l’enfant de ma chair, je n’allais pas le brûler sous les yeux horrifiés d’une tribu féminine prête à me lapider à mort, non. Je savais que j’allais être dans l’obligation d’aimer ce petit inconnu, qu’il n’y avait encore aucun moyen génétique ou biochimique de renverser cet attachement imbécile à un étranger à qui il faudrait se soumettre toute notre vie, puisque l’amour, c’était ça.

Il valait mieux choisir à qui l’on souhaitait se soumettre. La vision du couple de Danny et Frida était une utopie pure, une création de mon esprit, perturbé sans doute, mais j’aurais aimé croire à cette utopie. Pacte de soumission, respect dans la soumission. Bien sûr, mon roman présentait l’échec inévitable d’une telle combinaison car j’avais quelques prétentions réalistes et je savais bien qu’une telle recette ne pouvait fonctionner en société. Il fallait qu’un des deux partenaires, un jour ou l’autre, trébuche sur quelque chose, manque d’assiduité à la rude tâche de la soumission, et le manège cessait de tourner.

Le pacte de soumission biochimique à un enfant provenant de notre chair était impitoyable et notre société avait été construite pour le renforcer, le légaliser, le harnacher d’une batterie de valeurs. Seul l’Alzheimer nous en débarrassait. Mais trop tard et au prix de conséquences néfastes et morbides.

Je priai donc pour qu’un jour il soit possible d’annihiler cet attachement viscéral à un être issu de notre corps.

Toutes ces pensées me vinrent en rafale pendant que Johanne me relatait l’histoire de Mathieu : un petit garçon perdu dans une famille d’accueil de Montréal.

Les coïncidences sont de minuscules coups de théâtre élevés au rang d’événements mystiques.

(p. 137-138)
 

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