Un motel devenu une résidence pour personnes âgées. Parmi les pensionnaires, Onésime Gagnon, vieil excentrique au parler précieux, ancien journaliste et détective. Une nuit d’été, une résidente est trouvée morte étranglée dans son lit. Flanqué d’un admirateur à la personnalité trouble qui veut continuer de voir en lui « le plus grand détective du Québec », Onésime Gagnon commence, malgré lui, l’enquête. Les masques tombent. Et un deuxième crime se prépare.
[extrait]
Tout avait commencé par la réunion des pensionnaires au salon rouge. On n’avait fait pareille chose pour aucun nouveau venu qu’on se contentait d’accueillir d’habitude par quelques mots, à l’heure du repas, dans la salle à dîner.
Amélia Tremblay avait eu droit, dès son arrivée à L’âge joyeux, au salon rouge. Un peu plus et cette chère madame Ouimet se serait agenouillée comme devant une reine. Il faut dire qu’Amélia Tremblay était la veuve d’un homme d’affaires de Normétal, lui-même fils de notable, et possédait un joli compte en banque. Elle n’avait jamais travaillé et avait cultivé avec soin un profond mépris pour ceux qui gagnent leur vie tout en nourrissant une haine pour les humains inversement proportionnelle à son amour inconditionnel des chiens. Elle était aussi avare, ce qui expliquait sans doute qu’elle n’avait pas opté pour une résidence plus huppée. Et puis, dans d’autres lieux, perdue parmi d’autres pensionnaires peut-être plus nantis, bavards et triomphants, elle aurait risqué de passer inaperçue tandis que dans cet ex-motel qu’elle soupçonnait peuplé de vieux modestes et frileux, elle imposerait ses lois et ses caprices. Des bruits avaient couru qu’elle avait promis une certaine somme à madame Ouimet pour se faire mettre sur le haut de la liste d’attente.
— Je vous invite donc à accueillir dans notre petite famille…
Ils étaient venus d’un même pas lent des corridors d’ombres. Ils étaient debout dans le salon, en rang d’oignons, un peu remuants, à la fois méfiants et intimidés, les bras ballants ou les mains jointes. Et Amélia Tremblay les enveloppait de son regard de reine. On aurait dit que sa bouche mince, peinte d’un rouge intense, ne devait jamais s’être étirée pour une moue autre que ce ricanement silencieux qui lui allongeait régulièrement les lèvres.
Onésime Gagnon la regardait, subjugué, perdu au troisième rang des pensionnaires, surplombant les autres d’une tête, tandis que la souveraine continuait de balayer de son regard d’oiseau de proie les brebis alignées dans le soleil du matin.
— Ce tapis est laid, dit négligemment Amélia Tremblay.
À ces premiers mots de la nouvelle pensionnaire, madame Ouimet répliquait déjà, cramoisie comme le tapis :
— Il est vieux en effet, il faudrait le changer mais vous savez, je… enfin, il y a tant de frais dans une résidence.
Haussement d’épaules tout en dédain de la dame, dans sa robe bleu pastel cintrée sur une taille et des hanches d’une intense maigreur.
— Qui vous parle d’argent? Je vous parle de goût!
« Bravo », se dit Onésime. Voilà le style de femme qu’il aimait. Les autres autour de lui frémissaient. La haine s’installait.
— Eh bien, qu’est-ce qu’ils font, les gnochons?
Un homme chauve d’une soixantaine d’années, à la bedaine imposante sous une chemise rose, entrait, flanqué d’une femme apparemment du même âge, au chignon poivre et sel sur des traits mous, tanguant sur des talons trop hauts.
— Je vous attends moi! Vous en avez pris du temps! Et puis ça suffit! Qu’on me conduise à ma chambre!
— Je suppose que c’est votre neveu et son épouse, hasardait madame Ouimet tandis que les pensionnaires, fatigués du spectacle, commençaient à se disperser.
— Eh bien, Raoul, Caroline, qu’est-ce que vous attendez, d’être changés en statues de sel?
Onésime était le seul, parmi les pensionnaires, à être resté; il toussotait doucement, la main en cornet devant sa bouche, on aurait pu jurer qu’il voulait attirer l’attention.
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