Bien qu’elle semble d’abord circonscrite à des questions très précises d’énonciation subjective en poésie, la position en retour du lyrisme nous concerne intimement, secrètement. Car le sujet de l’énonciation dont il est question, c’est aussi le nôtre, celui de notre époque. Nous aussi, dans notre plus profonde condition, sommes restés effrayés par la béance que le langage a ouvert dans notre identité. Nous ne pouvons plus vivre aujourd’hui en ignorant que notre inconscient nous retire à nous-mêmes la transparence de notre énonciation, que les flux de pouvoir qui nous traversent brisent comme par avance tout espoir de profonde sincérité, que l’absence définitive de transcendance nous retire même la certitude d’exister d’une manière parfaitement unique et nécessaire.
Mais une fois passée l’intense jouissance d’expérimenter ces découvertes, passée aussi la griserie du militantisme intellectuel qui a mobilisé des générations entières à propager ces idées, notre époque nous laisse seuls avec ces angoisses déchirantes. Comme des vagues sur la plage de notre actualité, chaque retour d’une idée, d’un auteur, d’un courant, nous frappe comme pour tenter de conjurer cette angoisse, mais il ne reste à chaque fois que le violence du ressac, marque sans appel de cette époque dans laquelle nous nous maintenons tant bien que mal, de cette époque du retour où tout revient sans se maintenir, où Nietzsche, sur le rivage aphasique, fixe l’horizon en silence. Quant à nous, nous serions bien prêts à croire que le lyrisme est encore possible, mais le mauvais lyrisme nous hante et nous devons apprendre à vivre avec sa violence pour pouvoir ainsi continuer à dire « moi, ici, maintenant » parce qu’il faut bien continuer de parler.