Poisons en fleurs

Dugué, Claudine, Poisons en fleurs, Éditions Triptyque, Fonds (fiction), 2009, 155 p.
Prix : 
19 $
ISBN : 
978-2-89031-643-0

La peur et les tabous? Un très riche humus pour les histoires... Voisines du conte – et parfois du conte cruel –, les nouvelles retorses de Poisons en fleurs composent un bouquet troublant, séduisant et trompeur.

 

[extrait]

 

Trois jours après mon arrivée, cinq, six peut-être, j’ai oublié, mais le gardien des feux, cette nuit-là, c’était moi. Des heures de veille avec un fusil dans une main et un gobelet de soupe brûlante dans l’autre. Le froid était cinglant. J’ai fini par rentrer dans l’étable pour me réchauffer. Le gamin dormait, là, recroquevillé entre les pattes d’un mouton. Un peu plus loin, quelqu’un ronflait. Je me suis endormi dans cette tiédeur quand une main m’a agrippé.

— DEBOUT! Tu veux nous faire dévorer par les loups?

L’odeur de paille noyée dans la pisse me picotait les narines. Quelqu’un m’a poussé dehors. Je rêvais d’un lit de plumes tout chaud en courant d’une vasque à l’autre pour attiser les feux. Le jour se levait.

Whaf! whaf! whaf! whaf! Un traîneau s’est arrêté devant une maison. Deux hommes en sont descendus, portant un sac de forme humaine. Une corde le ficelait. Quelqu’un était mort. Chacun a quitté sa maison pour faire une ronde autour du traîneau. Leurs lèvres remuaient. Mes yeux ne pouvaient s’empêcher de fixer leurs bouches. Ils répétaient, je crois, ces trois mots : merci d’être mort... merci d’être mort... merci d’être mort... merci d’être mort... Puis chacun est retourné à ses occupations. Un coup de fouet d’une main habile et les chiens ont mis en branle le traîneau vers l’orée du bois. En passant près de moi, le gamin m’a regardé d’une façon inhabituelle.

La curiosité me collait au ventre, tout près de mon carnet. Je me suis faufilé derrière les maisons, en courbant le dos au passage des fenêtres, puis j’ai couru me cacher dans un recoin de la grange. Les hommes bavardaient près du poêle à bois en attendant le retour du traîneau. La vieille chiffon a pris la parole :

— Je vais bientôt mourir. Vous ferez selon la coutume...

Des mots bizarres sortaient de sa bouche. Je ne voulais pas avoir entendu ça. NON! Autre chose, n’importe quoi, mais pas ça. PAS ÇA! NON! Du temps des hommes des cavernes, peut-être, mais pas ici, dans ces montagnes, près du village. La sale moqueuse m’a chuchoté : Moi aussi j’ai peur. Une petite froussarde, à présent, celle-là! Je suis sorti avec l’envie de me cogner la tête contre les arbres et de courir jusqu’à ce que je m’effondre dans la neige au bout de mes forces, mais redevenu le garçon de onze ans que j’étais : sain d’esprit. Depuis ce jour-là, il y a une cassure en moi.

J’étais étendu sur la paillasse à grelotter. Le lainier m’a donné un gobelet.

— Bois ça! C’est une potion d’herbes.

Mes yeux se fermaient. Alentour, des bruits de chau-drons, de couteaux qu’on affûte, de pain sec qu’on casse, de chaises qu’on déplace; des odeurs de poule-au-pot, de légumes juteux, de vin parfumé à la muscade.

Toc! toc! toc!

— Quelqu’un veut rentrer.

— C’est dans ta tête que ça cogne, le villageois.

Une silhouette penchée sur moi m’a fait manger.

— Avale!

Un liquide brûlant s’est engouffré dans ma gorge.

— Ouvre la bouche!

Un morceau de viande s’est retrouvé sur ma langue, je mâchais avec délice. Quel fumet sous mes narines! Si c’est ça être malade, je ferai une bonne malade. Ha oui! se réjouissait la petite froussarde. Une chaleur s’est répandue dans mon ventre.

— Ouvre encore!

Un légume fondait entre mes dents.

— Avale!

Une gorgée de vin chaud a coulé dans ma gorge.

Des mains ont ramené une grosse couverture sous mon menton, et j’ai dû m’endormir. Des voix lointaines me parvenaient :

— Quand le sentier sera plus praticable, je l’accompagnerai au village.

(p. 66-68)