Le truc de l'oncle Henry

Gagnon, Alain, Le truc de l'oncle Henry, Éditions Triptyque, Fonds (fiction), 2006, 166 p.
Prix : 
19 $
ISBN : 
978-2-89031-573-0

Finaliste du prix littéraire Abitibi Bowater du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean

« LES HOMMES SONT FOUS, DÉLOYAUX, INCONSÉQUENTS ET D’UNE TELLE LAIDEUR PHYSIQUE... NOUS NE POUVONS LES SUPPORTER. »

La nuit précédente, en ouvrant le troisième fichier, cette phrase a sauté au visage de Darlan, comme une bête agressive qu’on forcerait dans son terrier. Était-ce le vieux Nathan ou Ulrike qui avait ainsi souligné la violence ou la justesse de ces propos en utilisant des majuscules? Nathan Morgat a soigné et sauvé sa proie parlante. Si l’on en croit les extraits de ses Notes, celui que Nathan désignera dorénavant comme l’Aîné des Atchèmes serait demeuré dans ses caves un temps mal défini, mais suffisant pour créer un lien entre le geôlier et le prisonnier. Et, comme le montrent clairement les extraits de dialogues recopiés soigneusement par le premier des Morgat, ils seraient devenus confidents, presque amis.

13 novembre 1871

Hier, j’ai demandé à l’Atchème (car c’est ainsi qu’il s’est nommé) d’où il venait et d’où lui venait ce mépris des hommes. Je transcris le plus fidèlement possible sa réponse, aussi démentielle puisse-t-elle paraître.

«Il y a plus d’un million d’années, les Néphilims et les Annunakis, qui étaient respectivement les dieux et demi-dieux de la Terre et des Cieux, exploitaient les sous-sols et les océans de cette planète. Les Annunakis travaillaient sans cesse dans la poussière, la chaleur et le froid, pendant que leurs maîtres, les Néphilims, demeuraient en altitude dans leurs grands vaisseaux et jouissaient de tous les plaisirs que la puissance et l’intelligence peuvent procurer aux dieux. Les Annunakis se plaignirent longtemps sans être entendus, jusqu’à ce qu’ils se révoltent, cessant tout travail et s’adonnant à la destruction des installations extractives que les dieux avaient érigées. Les minerais et autres éléments que ces premiers mineurs récoltaient représentaient des ressources essentielles, une nécessité première pour leurs maîtres. Le Père des dieux, Anou, fit alors paraître devant lui Ninhoursag (que les humains nommeront Ishtar) et son époux Enki, dieu de la guerre et du vent, et leur donna comme mission de trouver une solution à ce conflit qui menaçait la sécurité même des Néphilims.

« Ishtar, qui était la mère d’une foule de dieux, convainquit sans difficulté Enki de fournir aux Annunakis mécontents des Adams, c’est-à-dire des travailleurs de force qui seraient des répliques diminuées et mortelles des demi-dieux. Elle ramassa les semences des plus rusés et des plus courageux animaux de la Terre et les mélangea à la sienne pour donner les Adams et les Èves qui allaient posséder l’intelligence des Annunakis, la curiosité et l’impétuosité des dieux, la possibilité de se reproduire par l’union des sexes, mais qui avaient été créés pour la mort. Anou et tous les Néphilims firent fête à Ishtar : satisfaits et libérés des travaux les plus durs et les plus répugnants, les Annunakis redevinrent des associés dociles, se contentant de superviser et d’encadrer le labeur des Adams.

« Cet état des choses allait peu durer. Les Adams se montrèrent rapidement querelleurs, obstinés, rebelles… Chaque jour, on rapportait des évasions. Anou exigeait sans cesse d’Ishtar de renouveler son processus créateur, et après une centaine d’années, le nombre des Adams atteignit presque le million, si l’on tient compte de ceux qui avaient fui vers les montagnes et s’y étaient installés dans des villages qui prospéraient. Lorsqu’une révolte des Adams tua plusieurs Annunakis et détruisit des centres importants d’extraction, compromettant sérieusement les approvisionnements, les Néphilims durent se rendre à l’évidence : la tentative d’Ishtar avait échoué. Il fallait tout reprendre: éradiquer de la Terre l’engeance adamique à la nuque trop raide, puis fournir aux Annunakis des serviteurs plus dociles.

« Anou confia à Enki, dieu de la guerre et des vents, la tâche de détruire ceux qui avaient été créés pour la mort par les flammes et par l’eau. Il rencontra dans ce dessein une opposante de taille : Ishtar, son épouse et mère, puisqu’elle avait elle-même engendré Enki, tout comme elle avait engendré les hommes. La déesse s’était prise d’affection pour ses créatures terrestres. Et les Adams et Èves le lui rendaient bien. Dans les villages montagnards des évadés, on retrouvait des statues d’Ishtar, on lui rendait un culte et on la priait, et la déesse répondait concrètement à ces prières, descendant dans les villages pour porter secours aux parturientes, enseignant aux mères le soin des enfants, l’horticulture et la domestication des animaux, guérissant les malades, offrant à sa progéniture le blé et lui indiquant quand et comment le semer et l’entreposer… Aussi, lorsque Enki se prépara à détruire ses créatures par l’eau et les flammes, Ishtar s’approcha-t-elle de la Terre dans son grand vaisseau et récupéra plus des deux tiers de ses enfants pour les déposer au sommet de la plus haute montagne du Karakorum. [...] »

(p. 122-124)