La bohème

Moreau, François, La bohème, Éditions Triptyque, Fonds (fiction), 2009, 189 p.
Prix : 
19 $
ISBN : 
978-2-89031-646-1

Charles Aznavour a chanté la bohème: «ça voulait dire on a vingt ans, «ça voulait dire on est heureux»... Oui, la vie de bohème, c'est bien fini, mais la fascination qu'elle provoque est toujours vivante.

Vie d'artiste, rêve de gloire, appel des amours folles, le jeune héros ne ménagera rien pour y tendre, bien aveuglément au moment où il décide de quitter le Québec sur un cargo tout rouillé, bien intensément au fil des rencontres qui le mèneront à Londres, à Bruxelles, à Paris, soutenu par la débrouillardise, le charme, l'intelligence des lieux et des personnes qu'il croise. Bohème, bonheur de tout et de petits riens, liberté, amours en chapelet, jusqu'au jour où, parmi toutes celles qu'il prend et laisse à son gré, une femme le hante et donne la mesure de ce qu'aimer veut dire.

Ce roman, écrit dans une langue alerte et précise, veut témoigner d'une posture devant la vie et la communiquer à tous ceux qui ont soif de cette liberté merveilleuse, sans comprendre pourquoi ils ne parviennent plus à s'en saisir.

 

[extrait]

 

Sans balancer, je déposai ma valise et payai pour la nuit. Le bonhomme se jeta sur mes sous, la mégère se la ferma et disparut. Si ça ne menait à rien avec la fille, je pourrais toujours penser qu’elle était là, tout près, une compagne en quelque sorte pour la nuit. Ce serait mieux que rien, mieux que la solitude.

Elle aussi s’était éloignée. Pourquoi? J’ignorais dans quelle chambre ces charognes avaient l’intention de m’enfermer. Mais les femmes, c’est débrouillard quand leur plaisir est en jeu. Si ça la chatouillait, la petite trouverait sûrement à me caser pas trop loin d’elle. Le vieux était retourné à la cuisine. Et hop ! Un autre whisky! Je lui fis signe que je voulais un reçu. Il me griffonna quelques mots sur un papier, j’y reconnus la somme que je venais de débourser, il ne m’en fallait pas davantage.

 

Après avoir marché longtemps pour oublier ma faim, je vis droit devant moi l’heure à Big Ben : trois heures. L’estomac me tenaillait de plus en plus. Des autobus à impériale filaient. Aux arrêts, j’entendais parfois la clochette de la poinçonneuse, cette dame en uniforme dont les gestes saccadés sur une petite machine chromée suspendue à son cou coïncidait avec le timbre très doux du grelot et l’échange des pièces de monnaie. Tout autour de moi me passionnait. Ce que je ne voyais pas, je l’imaginais. Ainsi cette affiche à la devanture d’un marchand d’alcools : FREE HOUSE. Tiens! Tiens! me suis-je dit, une boutique où l’alcool est gratuit! J’ai appris l’anglais depuis, aux dépens d’êtres plus naïfs encore que je ne l’étais à cette époque déjà trop reculée.

 

Aux approches de la Tamise, je notai un restaurant sur ma gauche, dans une rue poisseuse. Deux des lettres dorées collées à l’intérieur de la vitrine manquaient au mot «restaurant». Des tables nues, des chaises de bois verni, un vieux client assis derrière un journal.

 

Pour quelques pence, le patron en tablier taché de graisse me servit deux œufs, des fèves rouges, trois tranches de bacon minces comme du papier dont elle avaient le goût, deux toasts, ainsi qu’une grande tasse de thé saupoudré d’un sucre étrange. Je me retrouvai à la rue presque entièrement démuni et plus affamé qu’à mon entrée. Il faisait froid, une froideur humide à laquelle je m’accoutumais mal après l’équipée en haute mer, le vent sec, l’air marin. Le soir tombait déjà. Des figures louches apparurent dans les coins sombres, en retrait d’immeubles à moitié démolis. Les filles racolaient, les lèvres d’un rouge surnaturel, un sac maigrichon à la main, des talons hauts, des semelles de bois épaisses, la jupe échancrée jusqu’à la taille, exhibant la longueur des cuisses.

 

Même affamé de femmes comme je l’étais, je les laissai débiter leurs boniments sans m’arrêter. Comment, encore plus pauvre qu’elles, les aurais-je payées?

 

Arrivé à la Tamise, il faisait presque noir. Je m’appuyai à la rampe du pont. Ça devait être l’heure de pointe. Les gens rentraient chez eux, soit à bicyclette soit en autobus, les plus riches en voitures rapiécées au mieux de morceaux de ferraille multicolores. C’était un spectacle de pauvreté, de déchéance. Je quittai le pont quand la foule des piétons l’envahirent à leur tour, ceux qui n’habitaient pas trop loin et ménageaient leurs sous, ou simplement se dirigeaient vers la gare Victoria et les trains de banlieue.

 

Je piétinais, j’avais froid, j’avais faim. Le mieux était d’acheter sur-le-champ mon billet pour Felixstowe, d’où un ferry me mènerait en Belgique. Je saurais alors s’il me restait assez d’argent pour m’offrir une tasse de thé.

 

(p. 36-38)